Faisant suite à une demande d'extradition et à un mandat d'arrêt du 8 mai pour des faits d'escroquerie et de détournement de fonds, des policiers français ont incarcéré, le 27 mai, la fille de Yoo Byung-eun, dirigeant de Cheonghaejin Marine Company, propriétaire du navire ayant coulé au large des côtes coréennes. Son père et ses frères étant en fuite, elle est seule entre les mains des autorités judiciaires.
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Selon les éléments contenus dans l'avis transmis par Séoul à la chancellerie via Interpol, Mme Yoo Somena, 47 ans, aurait détourné, entre 2004 et 2013, 8,2 millions de dollars (6 millions d'euros) des caisses du groupe familial. Plus généralement, dit la Corée du Sud, dans des termes peu juridiques, « les distractions de fonds cupides menées par Yoo Somena et sa famille constituent l'une des causes majeures du naufrage du Sewol ».
Les éléments transmis par les autorités coréennes sont accablants. Selon le rapport, « le ferry, alors que bien trop vieux pour naviguer, a été déclaré auprès de l'Etat comme étant en parfait état de fonctionnement », « une surcharge déraisonnée de marchandises a été embarquée alors qu'un tel poids est bien au-delà de la limite légale », et « les canots de sauvetage n'ont pas été entretenus correctement, entraînant leur non-fonctionnement lors de l'accident ». Enfin, « un changement illégal de sa structure pour pouvoir transporter plus de passagers a eu lieu ». En 2013, les dépenses pour la sécurité de la compagnie se sont élevées à… 500 euros.
NOM D'ARTISTE AHAE
Mme Yoo, qui s'est installée en France en février 2013, bénéficie d'une carte de séjour de trois ans. Diplômée des Beaux-Arts et de graphisme, elle s'est efforcée, avec son frère, de faire connaître l'œuvre de son père, photographe amateur connu sous le nom d'artiste d'Ahae. Elle a participé à la conception d'expositions du travail de celui-ci, notamment le projet « Par ma fenêtre » (2,4 millions de photos de la nature prises en trois ans), à New York, à Prague mais aussi en France.
Une oeuvre dont le retentissement doit sans doute beaucoup à un généreux mécénat. En 2012, plus de 1,1 million d'euros de dons ont été versés au Louvre. La même année, les photos de son père étaient montrées dans le jardin des Tuileries, lié au musée.
En 2013, 5 millions d'euros ont été alloués, de la même manière, à l'établissement public du château de Versailles. De juin à septembre, l'Orangerie accueillait les photos de M. Yoo. Pour la clôture de l'exposition, le 8 septembre, une fête somptueuse était organisée, au cours de laquelle fut interprétée la Symphonie no 6 « Ahae » par le compositeur Michael Nyman. Des opérations ponctuelles de mécénat, telles que le Théâtre d'eau à Versailles, ont permis à ces deux lieux de recevoir plusieurs millions d'euros supplémentaires de cette famille.
ELOGES DU LOUVRE ET DE VERSAILLES
La Philharmonie de Paris a annulé les concerts et exposition programmés pour 2015, tout en niant tout mécénat d'Ahae. « Il a financé l'exposition », affirme pourtant l'entourage de M. Yoo. En situation financière délicate, le Festival des forêts de Compiègne bénéficie également de la générosité du mécène. Le 9 juin, son président, Bruno Ory-Lavollée, n'avait toujours pas renoncé à la présentation des photos d'Ahae, programmée le 4 juillet.
Les dirigeants du Louvre et de Versailles n'ont pas tari d'éloges sur le travail de M. Yoo. Après avoir qualifié son oeuvre « d'instant qui se confond avec l'éternité », Catherine Pégard, présidente du Château de Versailles, reprend, dans sa présentation de l'exposition, le commentaire d'Henri Loyrette, ex-président du Louvre et chargé des préparatifs de l'année culturelle France-Corée (en 2015-2016) : « L'extraordinaire dans l'ordinaire. »
L'inquiétude pointe aujourd'hui au sein de ces établissements, qui semblent avoir accepté un peu facilement ces dons. La charte éthique du Musée du Louvre mentionne notamment « la possibilité de refuser le don de donateurs pour lesquels il existerait un doute sur la légalité de leurs activités ou leur situation vis-à-vis des services fiscaux ». S'il était avéré que cet argent est le produit d'un blanchiment de détournement de fonds ou d'une fraude, leur image, voire leur responsabilité, serait alors, au moins, questionnées.
« Sur le fond, il n'y a aucun lien avéré entre les activités de ma cliente en France et la gestion du Sewol », estime, pour sa part, Me Patrick Maisonneuve, conseil de Mme Yoo, qui assure que les conditions ne sont pas réunies pour valider son extradition : « La Corée pratique encore la peine de mort, il existe des risques de torture, cette demande est fondée sur des motifs politiques et les droits de la défense ne sont pas garantis. » Aucun avocat, en Corée du Sud, n'a accepté de défendre Mme Yoo.
■La traque géante de l’étrange M. Yoo, propriétaire du « Sewol »
LE MONDE | • Mis à jour le | Par Philippe Mesmer (Séoul, envoyé spécial )
Toutes les victimes de la tragédie du ferry sud-coréen Sewol, dont le naufrage, le 16 avril, a fait plus de 300 victimes, n'ont pas été retrouvées. Mais les responsables du drame non plus.
A commencer par les principaux suspects, Yoo Byung-eun et ses enfants, dirigeants de la compagnie propriétaire du navire, Cheonghaejin Marine. Ils sont l'objet d'une traque hors norme à travers tout le pays : 50 000 policiers sont à leurs trousses, une récompense de 500 millions de wons (358 000 euros) a été promise. Mais, deux mois après le drame, M. Yoo, 73 ans, et ses deux fils courent toujours. Seule sa fille a été interpellée, à Paris, le 27 mai.
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Yoo Byung-eun n'a rien de l'homme d'affaires ordinaire. Tout dans son parcours est auréolé de mystère. Prédicateur évangéliste, poète, peintre, l'homme serait également ceinture noire de taekwondo et aurait déposé 1 000 brevets et marques. Sous le pseudonyme d'Ahae (« enfant » en coréen), il s'est également construit une réputation d'artiste photographe, grâce à de nombreuses actions de mécénat.
UN CERTAIN CULOT
Yoo Byung-eun serait né en 1941 à Kyoto, au Japon. Il aurait grandi à Daegu (centre de l'actuelle Corée du Sud), où sa famille s'est installée après la décolonisation, en 1...