Carnet de philo
par Géraldine Mosna-Savoye
Le 06/04/2021
"SaccageParis" : faire du sale pour avoir du propre
Pourquoi l'obsession de la propreté a quelque chose de sale.
Pour ceux qui seraient passés à côté : cette polémique a commencé ce week-end sur les réseaux sociaux, elle a été reprise depuis par les médias. Son nom “Saccage Paris”, donc, milliers de photos à l’appui, a pour but de dénoncer la saleté et l’enlaidissement de la capitale.
La Ville a riposté, voyant dans ce déchaînement une campagne de dénigrement et s’est sentie obligée de répondre, je cite, que “comme toutes les villes de France, Paris est confrontée à des incivilités et à des problèmes de régulation de l’espace public".
J’ai passé pas mal de temps à faire défiler toutes ces images, mais je dois dire que je reste un peu dépassée par cette polémique. Et si j’avais été la Ville (j’adore cette idée), je n’aurais même pas répondu, des photos restent des points de vue, des clichés qui ne prouvent parfois rien et illustrent surtout un avis déjà arrêté.
Toutefois, au-delà de la gestion urbaine, une autre question se pose : que veulent bien nous dire toutes ces personnes avec leurs photos de poubelles et de rues en chantier ? Que révèlent-ils avec cette obsession de la propreté ?
Le tout-propre
En fait, ce qui est surprenant avec cette polémique, ce n’est pas tant le fait de pointer l’enlaidissement d’une ville, phénomène assez banal et récurrent (on pense toujours que le sens esthétique n’est pas d’aller vers le mieux mais le pire), mais c’est surtout le fait d’être autant attaché à la propreté. De le dire, de le montrer et de le prouver.
Je ne dis pas que je préfère le sale, pour répondre à votre question, mais je ne comprends pas pourquoi, à l’inverse, on se sent ainsi obligé de prôner le tout-propre. Car, hélas, jamais rien ne sera à la hauteur…
Et c’est bien la tragédie de cette clameur hygiéniste : elle ne trouvera jamais de quoi combler sa soif de clarté, de netteté, de rues dégagées, de poubelles vidées.
Il y aura toujours un papier par terre, des chewing-gum fossilisés dans le béton et une poubelle qui déborde.
Il y aura toujours des déchets à photographier et des cochons à dénoncer.
Et voilà que paradoxalement les obsessionnels du propre se trouvent à voir du sale partout, et à polluer l’actualité avec leur idée de perfection.
Réhabiliter le déchet
Ce qui est ainsi frappant, c'est que cette quête de la propreté se trouve sans cesse entachée à la fois dans sa méthode (dénoncer, juger, mépriser) et dans son contenu (des images en veux-tu en voilà, d’excréments, de détritus, de pourritures, etc. etc.).
Ce qui révèle, je crois, non pas seulement un problème de rapport à la perfection qui prendrait forcément la forme de la propreté éclatante, sans taches, sans fautes, mais surtout, et au contraire, un problème de rapport au déchet…
Car ce pauvre déchet n’est pas qu’une saleté à cacher, une imperfection, mais un reste de nous, une trace de nos vies menées, et même plus que ça, je crois...
Je sais bien qu’un philosophe antique comme Socrate n’est pas d’accord avec ça et répond par la négative à cette question de Parménide :
“mais Socrate, pour ces choses qui pourraient te paraître ignobles, telles que poil, boue, ordure, enfin tout ce que tu voudras de plus abject et de plus vil, crois-tu qu'il ne faut pas admettre des idées différentes de ce qui tombe sous nos sens ?”
Pourtant, il se joue là une chose fondamentale : pourquoi l’abject, venant aussi de nous, cet abject que l’on produit, ne pourrait-il pas, comme le temps ou l’amour, être pensé et même regardé, et pas seulement rejeté, condamné et méprisé ?
Bizarre, d’ailleurs, que tous ceux qui ont alimenté cette polémique n’aient pas pensé à ça : avec leurs images de Paris saccagé, ils auront au moins montré et peut-être regardé (je n’ose dire pensé) leurs propres déchets.