Et avant, comment faisait-on ? La question peut sembler
étrange, presque incongrue tant Google a effacé, pour celles et ceux
qui ont découvert Internet dans les années 1990, les souvenirs quasi
traumatiques de la recherche « d’avant ». Plus personne ne veut revivre ça.
A l’époque, le choix même d’utiliser un moteur de recherche n’allait
pas du tout de soi. La technologie phare, c’était l’annuaire : des
centaines de liens classés en catégories, sous-catégories, et
sous-sous-catégories. Mis à jour à la main, par des salariés de Yahoo!
ou d’autres. On s’y plongeait un peu par hasard, en quête du bon site
Web consacré au sujet sur lequel on voulait s’informer. C’était assez
efficace pour trouver un forum de water-polo ou un site de recettes de gâteaux ; ça l’était beaucoup moins pour trouver une information précise.
Pour déceler ces dernières, il fallait effectivement passer
par un moteur. Le processus était long et fastidieux : on entrait sa
recherche, en tâtonnant. Comment parle-t-on à un moteur de recherche ?
La question peut paraître triviale aujourd’hui, mais était loin d’être évidente. « Je cherche en quelle année a débuté la guerre du Vietnam » ne vous emmenait nulle part. « Guerre Vietnam »
donnait de meilleurs résultats, mais n’était pas assez précis. On
ajoutait, on enlevait des mots un peu au hasard. On comparait « début guerre Vietnam » avec « guerre Vietnam début », avant de se résoudre à tester « beginning Vietnam War ». Les opérateurs booléens, les fameux « + »
et « – » permettant d’affiner sa recherche, étaient une technologie
balbutiante introduite par AltaVista, et encore mystérieuse pour quasi
tout le monde.
Du temps perdu crucial
Alors, on prenait du temps. On cliquait sur les liens, les uns après les autres, pour vérifier
le contenu de chaque page. Sur certaines recherches – jeux en ligne et
autres sites déconseillés aux mineurs –, une vaste guerre souterraine se
livrait pour perturber
les pages de résultats, en utilisant des techniques plutôt fourbes –
comme le fait d’écrire 100 fois le mot « sexe » en lettre blanches sur
fond blanc sur toutes les pages d’un site. Bref, on perdait du temps.
Beaucoup.
Ce temps perdu était particulièrement crucial. D’abord parce que le
chargement d’une page était lent. Comptez plusieurs secondes pour une
page un peu complexe, qui s’affiche morceau par morceau grâce à la
puissance, si vous étiez dans la moyenne, de votre modem 56 kbp/s – oui,
celui qui faisait ce petit bruit strident
en se connectant. Sur l’Internet des années 1990, le temps était
littéralement de l’argent : la connexion était facturée à la minute, il
fallait profiter des heures creuses de France Télécom pour réduire la facture, ou encore changer régulièrement de FAI au moyen de CD-ROM promotionnels colorés pour profiter des offres « 50 heures d’Internet gratuites ».
La promesse trahie des métamoteurs
Internet Explorer 4, le navigateur Internet quasi unique de l’époque, n’était pas doté de cette formidable innovation que fut l’onglet – pour comparer les résultats de différents moteurs, il faut ouvrir péniblement plusieurs pages, ce qui pouvait pousser
la mémoire de votre valeureux Pentium dans ses derniers retranchements.
En cas de plantage – relativement courant sous IE 4 –, il faut tout fermer, parfois en passant par le gestionnaire des tâches de Windows, et recommencer.
Du coup, l’astuce, que se refilaient parfois les internautes d’un air
entendu, était d’utiliser un métamoteur de recherche, comme
Metacrawler. L’idée était brillante : ces sites compilaient les
résultats des moteurs de recherche classiques, les agrégeaient, et les
affichaient. Le résultat, lui n’était guère à la hauteur – ces outils ne
savaient pas mieux que les autres hiérarchiser
les résultats. Certains internautes des débuts (dont l’auteur de ces
lignes, momentanément ébloui par cette impression d’exhaustivité) ne
juraient pourtant que par eux, au mépris de l’expérience.
Quel était, alors, le meilleur moteur de recherche avant Google ? En
l’absence d’un système de comparaison efficace, les internautes ne
pouvaient s’en remettre
qu’à leur seul bon sens (ou à leur seule mauvaise foi). Lycosiens
contre Altavistaistes, InfoSeekeurs contre WebCrawleriens, les débats
étaient parfois vifs, en ligne comme hors ligne – au café du coin, en
l’absence de Wikipédia, lancée en 2001, personne ne pouvait vérifier en
deux clics si son moteur préféré revendiquait plus de pages Web indexées
que son concurrent. De toute façon, il n’y avait pas de smartphones.
Lycos, l’alternative
Avec le temps, la réponse s’est imposée d’elle-même : Lycos, grâce à sa technologie supérieure et en dépit de ses insupportables publicités télévisuelles, s’imposait au finish. Un peu meilleur que les autres sur beaucoup d’aspects, il aurait pu devenir le moteur de référence.
Et puis, il y a eu Google, qui a mis tout le monde d’accord. L’existence de cette page dépouillée, presque trop blanche pour être
honnête, s’est transmise par le bouche-à-oreille à une vitesse
incroyable. Un voisin de cybercafé, un proche un peu branché ; à
l’époque, l’e-mail était balbutiant ; on se transmettait l’adresse
Google.com à l’oral, de proche en proche, comme l’adresse d’un nouveau
restaurant bon marché découvert avant qu’il ne figure sur tous les
guides.
Les résultats étaient spectaculaires. Pas de doublons, une
présentation lisible et propre, des pages qui s’affichaient en un temps
record. Rien que cela, c’était déjà incroyable. Le fait que le premier
lien affiché contienne effectivement, dans la plupart des cas, la
réponse à la question que l’on posait, en aurait presque paru
accessoire. Bien sûr, Google était loin d’être parfait – et ne l’est
toujours pas aujourd’hui. Mais par rapport à la concurrence, il n’y
avait plus débat.
En quelques mois, les favoris AltaVista et Lycos étaient condamnés à prendre la poussière virtuelle dans le dossier « moteurs ». Google était devenu la page d’accueil. Il ne restait plus qu’à regretter la fin de cet art subtil et aléatoire, qui consistait à jongler de moteur en moteur à la recherche de LA page enfouie dans les tréfonds du Web.