Le Reportage de la Rédaction
Mercredi 13 décembre 2023
Le conflit dans le détroit de Taiwan vu des îles Kimnen, taiwanaises mais toutes proches de la Chine
Un touriste taiwanais observe les côtes chinoises depuis une plage de Kinmen ©Radio France - Sébastien Berriot
À tout juste un mois de l'élection présidentielle à Taïwan, on s'intéresse à l'archipel de Kinmen. Deux îles administrées par Taïwan, mais qui ont la particularité d'être situées à quelques kilomètres de la Chine. Les 100 000 habitants revendiquent cette proximité.
Dans tout juste un mois, le 13 janvier prochain, les électeurs de Taïwan se rendront aux urnes pour élire un nouveau président. Un scrutin qui va se dérouler sur fond de vives tensions entre la Chine communiste et les autorités indépendantistes actuellement au pouvoir à Taïwan. Et parmi ceux qui vont participer à cette élection, il y a les 100 000 habitants des iles Kinmen, un archipel qui est administré par le gouvernement taïwanais, mais qui a la particularité d’être situé à seulement quelques kilomètres du territoire chinois.
Pour bien comprendre la position des iles Kimnen, il suffit de se rendre sur la partie la plus à l'ouest de l’archipel. Sur la plage, tous les promeneurs ont les yeux braqués de l’autre côté du rivage. À moins de cinq kilomètres, on aperçoit clairement les grands immeubles de la ville chinoise de Xiamen. Le développement en face est impressionnant, mais cela ne fait pas vraiment envie à ce visiteur venu de Taïwan. "Je ne suis pas allé vivre personnellement en Chine continentale, c’est vrai que les bâtiments semblent très grands, spectaculaires, mais pour nous la qualité de vie est plus importante. Plutôt que de voir seulement ces grands bâtiments devant nos yeux, nous préférons la liberté, la démocratie. Les gens ont plus de droits chez nous. Nous sommes plus ouverts."
Kinmen est le point du "territoire taïwanais" le plus proche de la Chine. Au bout de la plage, l’armée taïwanaise est installée sur un ilot militarisé qui fait face à la Chine. L’île a déjà connu les bombardements communistes à partir de la fin des années 1950, comme dans ce tout petit village du centre de Kinmen. Les plus anciens s'en souviennent encore : "J’étais en train de terminer mon dîner. On avait l’habitude d’entendre les obus, on ne faisait pas trop attention, mais là ça a fait un boom, et les fragments d'obus sont tombés juste à côté de moi, ici sur ce petit portillon."
Quelques maisons plus loin, même sentiment pour ce professeur à la retraite Zhang Jiexin, 69 ans : "Nous, les habitants de Kinmen, nous avons vécu cette guerre, nous en connaissons les horreurs et l’impact de cette période reste très important. Nous ne voulons pas qu'une telle expérience se répète. Kinmen est très proche du continent. Nous avons désormais beaucoup de liens. De nombreux hommes ici ont des épouses venues du continent. Nous formons une communauté économique. Nous vivons ensemble. Il n'y a pas de haine majeure et donc il n'est pas nécessaire de rendre la situation si tendue. Depuis longtemps, nous avons été intégrés au continent."
Des liens étroits avec la Chine continentale
Les explications de ce villageois illustrent parfaitement la façon de penser de nombreux habitants de Kinmen. Leur île est certes administrée par Taïwan, mais on tient beaucoup ici au maintien des liens avec la Chine. Pas question de parler d’indépendance pour Wu Jiajiang, responsable local du TPP, le parti populaire taïwanais, plutôt favorable à une forme de rapprochement avec la Chine : "Nous espérons la paix et nous ne soutenons pas l'indépendance de Taïwan. Lorsque le parti démocrate progressiste parle d’indépendance, cela provoque le désaccord du gouvernement continental. Ça nous fait craindre une guerre."
Et le terme de réunification avec la Chine est même utilisé par certains sans complexe. C'est le cas de Cheng Sheng Xue qui est à la tête d’une des plus importantes entreprises de l’île spécialisée dans la viande séchée. Il explique : "Nous espérons vivement que les deux rives du détroit pourront être réunifiées pacifiquement. C’est vraiment ce qu’attend la population."
Les grosses entreprises de l’île ne veulent surtout pas se couper de la Chine : pour cet industriel Hang Ye, il ne faut pas avoir peur de la Chine, même si ces derniers mois des drones chinois ont à plusieurs reprises survolé le territoire de Kinmen : "Les habitants de Kinmen savent que si le continent veut lancer une attaque, il ne visera pas Kinmen, mais directement Taïwan. Nous ne sommes pas vraiment inquiets à ce sujet. Pourquoi la Chine continentale est-elle relativement amicale aujourd’hui à l'égard de notre île ? Parce que les Chinois veulent montrer aux Taïwanais qu’à travers Kinmen, une réunification pacifique est possible avec des contacts entre les deux rives du détroit. C’est pour cela que ce n’est pas vraiment tendu ici."
Les plus favorables au rapprochement avec la Chine plaident même pour un retrait des forces taïwanaises présentes à Kinmen. "Les habitants de Kinmen espèrent que toutes les garnisons seront supprimées" explique Sammy Jou, universitaire et responsable du service culturel de Kinmen, "car la présence d'une garnison à un endroit constitue un danger de guerre. Les habitants de Kinmen ne veulent pas de militaires ici. Nous voulons la paix."
D'anciens moyens militaires sont toujours positionnés sur le littoral de Kinmen, face à la Chine © Radio France - Sébastien Berriot
Les indépendantistes du DPP, le parti de la présidente sortante de Taïwan Tsai Ing-Wen, ont toujours eu du mal à percer à Kinmen. Depuis plusieurs semaines, les militants du parti sont tout de même présents sur le terrain pour faire campagne et alerter selon eux sur les interférences de la Chine dans le processus électoral. Lee Haolun le représentant local du DPP nous explique : "Il y a beaucoup de groupes venant de Kinmen qui visitent la Chine et qui font des échanges. Au cours des déplacements, on a remarqué que les fonctionnaires chinois en profitent pour transmettre des messages aux visiteurs de Kinmen, dans le but d'influencer les choix électoraux de la population locale. Lorsqu'ils reviennent, ils nous racontent ce qu'ils ont fait en Chine et les messages qu’on leur a délivrés. Bien sûr, nous sommes inquiets, c'est pourquoi la diffusion d'informations exactes est un élément très important du travail de notre parti."
Mais au-delà de la politique, Kinmen pense surtout à son économie. Depuis que les indépendantistes sont au pouvoir à Taipei, la circulation maritime entre les deux rives est devenue plus compliquée. Aujourd’hui, malgré la fin du Covid, aucun touriste chinois n’est encore autorisé à venir sur l’ile, au grand désarroi de la patronne de l’une des compagnies maritimes, Yang Wan-Ling : "Avant l'épidémie, on enregistrait chaque année 1 800 000 touristes venant des deux côtés. Aujourd’hui, le nombre de passagers représente seulement un tiers de cette fréquentation. Pour Kinmen, ces liaisons maritimes sont un moyen de transport, mais cela permet aussi de faire du commerce. Il y a des échanges… C'est pourquoi les habitants de Kinmen attendent vraiment le retour à la normale."
Malgré ces blocages, certains projets ont pu être menés à terme. La Chine fournit par exemple aujourd’hui à Kinmen 70 % de son eau potable. Le rêve de nombreux habitants, c'est de voir aboutir un jour un autre vieux projet, celui d’un pont entre l’île et la Chine continentale. Un lien physique considéré comme un danger par les indépendantistes taïwanais, mais vu à Kinmen comme le prolongement naturel entre la Chine et ce petit bout de Taïwan.
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