Le Reportage de la Rédaction
Vendredi 5 juillet 2024
Drag : un art politique dans la lutte LGBTI contre l'extrême droite
Les artistes drag queens comme Sara Forever et Emily Tante ont défilé sur le char de La France Insoumise, pendant la marche des fiertés de Paris. - Hayan Abdallah
Les artistes drag, mis au devant de la scène depuis l'émission Drag Race sur France TV, portent l'étendard politique de la communauté LGBTQIA. Face à la montée de l'extrême droite en France, drag queen et king craignent pour leur survie en tant qu'artistes et en tant que personne. Reportage.
Cette année, la marche des fiertés de Paris était un peu particulière, organisée à la veille du premier tour des législatives. Les DJ-set rythment le défilé, mais aucun slogan n'est lancé. Traditionnellement, les drag queens dansent sur les chars. Sara Forever, mise en avant depuis son apparition dans Drag Race France, défile avec le cortège des inverti.e.s, association LGBTQIA qui se proclame marxiste. Sur leur banderole : "L'extrême droite est l'ennemi mortelle des LGBTI", et des triangles roses, symboles de la persécution du régime nazis contre les personnes homosexuelles.
Porte-étendards de la lutte LGBTI
Emily Tante, de son nom de scène, défile avec Les Inverti.e.s. Elle apparait tout en rose, bottes blanches à plateforme et perruque blonde : "Aujourd'hui je suis un peu Sarah Fawcett dans les Charlie's Angels", s'amuse l'artiste. Elle a commencé l'art drag il y a huit ans, à l'élection d'Emmanuel Macron. Lorsque les APL ont été coupés de cinq euros, Emily est descendue dans la rue. Elle en avait assez de défiler en tant que Pierre, et s'est créé un personnage de drag queen militante : Emily Tante. "J'avais envie d'avoir un nouveau message et avoir une visibilité que je pouvais pas avoir, pour diffuser de l'amour mais aussi de la colère, qu'on peut avoir quand on est une personne queer et qu'on vit de la violence au quotidien."
Pour elle, l'art drag est historiquement politique, et ne peut s'en détacher. Aujourd'hui, elle est heureuse de voir sa communauté se mobiliser, dont "des drag queen un peu connues, dire qu'elles vont voter Nouveau Front populaire." Face à la montée de l'extrême droite, Emily Tante ne peut pas "s'empêcher de penser à ceux qu'on a mis dans des camps" sous le régime nazi : "Être transgenre, c'était considéré comme une maladie mentale il y a pas si longtemps", soupire la drag queen.
Après la dissolution du 9 juin, Emily Tante avait appelé à former un cortège d'artistes drag, avec l'association Les Inverti.e.s, pour défiler pendant la manifestation contre l'extrême droite du 15 juin, à Paris. C'était le premier appel à faire un cortège drag, contre l'extrême-droite : "Je me suis dit qu'on est des artistes souvent précaires, là pour représenter la communauté, on est à la pride, on nous prend en photo, on a une émission télé, et qu'est-ce qu'on fait pour utiliser nos plateformes ou notre personne dans la lutte collective ?"
Des revendications politiques parfois compliquées
Dans le climat actuel, l'engagement politique agite la communauté, dont l'image a été, en quelque sorte, lissée par l'émission Drag Race France. Les reines politiques sont devenues reines de beauté, mais l'historique politique de l'art drag ne peut être effacé : "Les queens, qui sont les artistes les plus médiatisées, qu'elles le désirent ou non, elles endossent un rôle de porte-parole", explique la journaliste culture Apolline Bazin, autrice du livre 'Drag : un art queer qui agite le monde'. Mais la campagne accélérée des législatives a créée une tension : "Quand on est un, une artiste qui a construit une renommée, un public large qui est peut-être plus à droite de ses idées de base, et bien la communauté de fans c'est ce qui permet aujourd'hui aux artistes de vivre, d'avoir des contrats avec des marques et s'exprimer politiquement c'est toujours un risque de perdre des opportunités, de paraître plus clivante."
Pour Apolline Bazin, c'est justement le moment de prendre des risques et de se positionner. Si beaucoup d'artistes l'ont fait naturellement, d'autres n'ont pas assez clairs : "Il y a eu du lobbying intra-communautaire en faveur du Nouveau Front populaire, pour que les artistes avec une plateforme conséquente appellent à voter, ça fait la différence de donner une consigne de vote claire." Un vote qui serait en faveur des droits des personnes LGBTI, "il y a une urgence de se positionner pour le bien de la communauté", ajoute la journaliste.
Un climat de violence exacerbé
"Derrière nos paillettes et nos belles tenues, se cache une communauté en danger que vous devez aider." À Strasbourg, un collectif de drag a publié une tribune 'Drag Front Populaire' pour sensibiliser le public. Un communiqué qui a récolté près de 600 signatures, dont celles de reines renommées, comme Sara Forever, qui s'exprime souvent pour les droits des personnes LGBTI. Un élan de mobilisation auquel ne s'attendaient pas les auteurs et autrices, dont l'artiste Mizkeen : "On a vu des personnes pas forcément militantes commencer à militer, des personnes qui ont commencé à tracter alors qu'elles sont timides, ça montre que notre communauté est résiliante et forte, et dans ce climat morose, ça fait du bien."
Des artistes de Strasbourg ont appelé à voter pour la coalition de gauche avec une tribune "Drag Front Populaire".
Malgré une mobilisation "qui fait du bien", pour Mizkeen, la peur des violences subsiste. Le festival "This Is Drag" devait réunir les reines les plus connues de France, dont celles de l'émission Drag Race, ce week-end des 6 et 7 juillet. À l'annonce des législatives, les équipes ont décidé d'annuler le festival. Trop dangereux à organiser le jour du deuxième tour des législatives anticipées. Avec la tribune, les artistes drag ont aussi voulu alerter le public : "Je ne pense pas que sous Jordan Bardella, les queen vont continuer à arpenter les couloirs de France 2" déplore Mizkeen.
Les spectacles de drag sont déjà dangereux à organiser, selon la co-autrice de la tribune, Orchidée Fantôme. Puisque le drag a commencé dans la clandestinité, "il ne va pas arrêter d'exister, mais il ne sera pas aussi visible".
Malgré une émission sur France Télévisions depuis trois ans, son collectif fait très attention lors des spectacles. L'artiste s'est déjà faite agresser deux fois en une semaine depuis la dissolution. En tant que femme transgenre, elle redoute la montée de la violence des militants d'extrême-droite : "On craint les ratonnades, les descentes pendant les drag shows, on avait déjà peur, mais c'est une peur qui devient concrète."
Quoi qu'il se passe au soir du deuxième tour des législatives anticipées, les artistes vont rester sur leurs gardes. Le 7 juillet au soir, Orchidée Fantôme prévoit déjà de traverser le Rhin, et passer la nuit en Allemagne, loin des violences.