24 DÉCEMBRE 2023 PAR MARC GOZLAN
Le bouchon de champagne, cause fréquente de lésion oculaire pendant les fêtes
Licence CC-BY 4.0 © torange.biz.
Rien n’est plus triste qu’une fête qui tourne au drame. Chaque année, à l’occasion des fêtes de fin d’année, le débouchage d’une bouteille de champagne peut, pour celui qui sert le précieux nectar ou l’un des convives, se terminer par la survenue d’un traumatisme oculaire sévère. J’écris ce billet de blog en espérant que vous ne finirez donc pas l’année, ou ne commencerez pas 2024, aux urgences.
Aux États-Unis, l’alarme a été lancée il y a plus d’une dizaine d’années par l’American Academy of Ophtalmology lors d’une campagne, baptisée « Uncock with Care » (Débouchez avec précaution), visant à sensibiliser le public au risque de survenue de lésions pouvant potentiellement rendre aveugles.
Quand le bouchon saute, tel une fusée qui décolle
Photos du « décollage » d’un bouchon de champagne au moment du débouchage. Images filmées par une caméra ultrarapide. 167 microsecondes séparent trois clichés. La vitesse des gaz qui poussent le bouchon hors de la bouteille atteint quasiment deux fois la vitesse du son (soit environ 2400 km/h). Ce jet de gaz supersonique, qui crée une onde de choc, vient percuter le bouchon en liège, pesant 30 g, qui se trouve alors propulsé à une vitesse d’environ 60 km/h. Liger-Belair G, et al. Sci Adv. 2019 Sep 20;5(9):eaav5528.
Il faut savoir que la pression d’une bouteille de champagne de 750 ml, ou d’un vin effervescent, est égale à trois fois celle d’un pneu de voiture standard et qu’elle est capable d’envoyer le bouchon à une distance de 13 mètres. Lors du débouchage, le gaz carbonique (CO2) comprimé se détend brutalement hors du col de la bouteille en formant un jet supersonique qui éjecte le bouchon à une vitesse d’environ 50 à 60 km/h. Celui-ci peut ainsi atteindre l’œil en moins d’une demi-seconde, ce qui rend complètement inefficace tout réflexe de clignement. En effet, à une distance de 60 centimètres, le bouchon ne met que 0,05 seconde pour atteindre l’œil. La pression exercée sur l’œil par le bouchon de champagne au moment de l’impact est estimée à environ 100 bars.
Le choc du bouchon sur le globe oculaire peut être responsable, entre autres lésions, d’une cécité permanente de l’œil atteint, d’une déchirure de la rétine, d’une luxation du cristallin.
Une plaie pénétrante oculaire peut parfois également se produire suite au bris des lunettes portées par la personne qui reçoit le bouchon.
Comme le rappellent Ethan Waisberg (Cambridge, Royaume-Uni) et des collègues ophtalmologues britanniques (Londres), irlandais (Dublin) et américains (Ann Harbor, Houston, New York, Iowa City) dans un article publié le 20 décembre 2023 dans le British Medical Journal (BMJ), une mésaventure de ce type est arrivée au champion cycliste érythréen Biniam Girmay. Lorsqu’il a ouvert une bouteille de vin blanc effervescent (Prosecco) sur le podium pour célébrer une victoire d’étape lors du Giro d’Italie en mai 2022, le bouchon a heurté son globe oculaire. Le choc a provoqué une hémorragie de la chambre antérieure de l’œil (espace entre l’iris et la surface interne de la cornée). Il a alors dû abandonner la compétition.
Un large éventail de lésions oculaires
En 1967, des ophtalmologistes londoniens ont rapporté dans The Lancet une série de neuf cas de lésions oculaires causées par des bouchons de champagne. Dans trois cas, une cataracte traumatique s’était développée par la suite. Cette pathologie est liée aux dommages subis par la capsule du cristallin sous l’effet du choc. Les autres patients n’ont pas présenté de déficience visuelle résiduelle grave lors du suivi (compris entre quatre mois et trois ans). Aucun patient n’avait présenté de déchirure rétinienne.
En 1994, deux cas de traumatismes oculaires fermés ont été documentés aux Pays-Bas. Les patients étaient âgés de 31 et 15 ans. L’un deux présentait un hyphéma, c’est-à-dire un épanchement sanguin dans la chambre antérieure de l’œil. L’un a subi une évacuation chirurgicale, tandis que l’autre s’est rétabli avec un traitement médicamenteux.
En 2004, une analyse rétrospective de la littérature médicale sur le sujet a été publiée dans le British Journal of Ophtalmology. Cette étude a analysé les lésions oculaires sévères survenues dans trois pays (États-Unis, Hongrie, Mexique) lors du débouchage de bouteilles contenant des boissons gazeuses. L’étude avait révélé que les bouchons de champagne étaient responsables de 20 % des lésions oculaires observées aux États-Unis, de 71% d’entre elles en Hongrie, et d’aucune au Mexique (0 %).
Bien qu’une amélioration de la vision ait été notée chez la plupart des patients blessés, 54 % avaient une acuité visuelle égale ou supérieure à 20/40 et 26 % ont par la suite étaient déclarés aveugles au sens de la loi. Sur le plan juridique, dans la plupart des pays anglo-saxons, la cécité légale est définie par une acuité visuelle du meilleur œil inférieure ou égale à 1/10, ce qui limite certaines activités pour des raisons de sécurité, comme conduire une voiture.
En 2018, des ophtalmologues australiens ont rapporté dans la revue Clinical & Experimental Optometry le cas d’une femme de 29 ans ayant subi une contusion rétinienne après un sévère traumatisme à globe fermé. Le bouchon de champagne avait été expulsé à une distance de 3 m.
Le terme de contusion de la rétine est synonyme d’un œdème de la rétine. Il désigne des lésions des couches rétiniennes externes causées par l’onde de choc qui traverse l’œil à partir de l’emplacement de l’impact sur le globe oculaire.
Dans un tel cas, un examen ophtalmoscopique montre typiquement un blanchiment rétinien quelques heures après le traumatisme. Les mécanismes possibles d’une contusion rétinienne comprennent l’œdème extracellulaire, le gonflement des cellules gliales de la rétine, ainsi que l’altération du segment externe des photorécepteurs. La contusion de la rétine régresse spontanément, mais peut laisser des séquelles au niveau du champ visuel (diminution de l’acuité visuelle pouvant atteindre 1/10).
Le diagnostic de contusion rétinienne nécessite de réaliser rapidement un examen biomicroscopique à la lampe à fente (pour examiner les structures antérieures de l’œil), un examen du fond d’œil dilaté et une OCT (Optical Coherence Tomography), technique d’imagerie, sans contact et non invasive, permettant de réaliser des coupes transversales du tissu rétinien à haute résolution.
Lors du suivi effectué trois mois plus tard, les ophtalmologues australiens qui ont rapporté ce cas avaient noté la résolution complète de la contusion rétinienne, mais la persistance d’une légère hémorragie rétinienne. Le patient avait été rassuré que tout devrait rentrer dans l’ordre au cours des mois suivants.
En 2009, une étude italienne, publiée dans la revue Graefe’s Archive for Clinical and Experimental Ophthalmology, a répertorié les lésions oculaires provoquées par le bouchon et le capuchon de vins blancs et rouges effervescents. Sur 34 patients analysés, 9 ont totalement récupéré une bonne acuité visuelle et 22 seulement partiellement. Cinq personnes ont dû être opérées. La lésion la plus fréquente était un hyphéma (27 cas, 79 %), suivie d’un œdème de la cornée dans 20 cas (59 %), un œdème rétinien dans 10 cas (30 %).
La lésion la plus sévère a été un décollement de la rétine suite à une déchirure rétinienne géante (2 cas). Une cataracte traumatique a été observée dans 7 cas, une subluxation du cristallin dans 7 cas (21 %), et une hypertension oculaire post-traumatique dans 2 cas (6 %).
Lors du suivi, des séquelles à long terme ont été notées, telles que des anomalies de la mobilité de la pupille, une désinsertion d’une partie de la circonférence de l’iris (iridodialyse), une neuropathie optique traumatique (atteinte du nerf optique), une maculopathie (atteinte de la zone centrale de la rétine), un glaucome post-traumatique (du fait d’une hypertonie oculaire).
Autant dire que cette étude éclaire (si j’ose dire) l’éventail des dommages et séquelles pouvant être provoqués par le bouchon d’une boisson gazeuse.
Toutes ces lésions oculaires pourraient être évitées en prenant soin d’ouvrir correctement une bouteille de champagne et en étant donc parfaitement conscient du risque de traumatisme oculaire. Celui-ci ne concerne pas seulement la personne qui débouche la bouteille lorsqu’il la maintient verticalement tout près de lui, mais aussi, évidemment, les personnes qui lui sont physiquement proches.
Conseils pratiques
Pour ne courir que le risque de ne pas entendre le fameux « pop » du bouchon de champagne sautant sous l’effet de la pression, l’Académie américaine d’ophtalmologie préconise de déboucher une bouteille de la manière suivante :
– Refroidir la bouteille avant de l’ouvrir et ne pas la secouer.
– Tenir la bouteille loin de vous et des autres, en gardant un angle de 45° avant de l’ouvrir.
– Retirer la cage en acier (le muselet), qui muselle le bouchon, car elle peut elle-même faire office de projectile.
– Placer une serviette sur le sommet de la bouteille tout en maintenant fermement le bouchon.
– Faire tourner doucement la bouteille jusqu’à ce que le bouchon cède.
– Exercer une pression forte vers le bas sur le bouchon au moment où celui remonte dans le col de la bouteille.
Conseils pratiques pour réduire le risque de lésion oculaire au moment du débouchage d’une bouteille de champagne. Waisberg E, et al. BMJ. 2023 Dec 20;383:p2520.
On considère que la température idéale pour la consommation d’un champagne brut, servi en apéritif, se situe entre 6 °C et 9 °C. Après réchauffement dans le verre, il est bu dans de bonnes conditions entre 8 °C et 12 °C.
Pour les champagnes millésimés, les rosés et les cuvées de prestige, il est recommandé d’opter pour une température de dégustation légèrement plus élevée, afin de mettre en valeur les arômes riches et complexes de ces champagnes, notamment lorsqu’ils sont dégustés en accompagnement d’un repas. Ainsi, la plage idéale de température pour servir ces cuvées peut se situer entre 10 °C et 12 °C, voire entre 11 °C et 13 °C pour certaines.
Outre le fait qu’un champagne se boit frais, pourquoi donc refroidir une bouteille de champagne avant de la consommer ? La réponse tient au fait que la vélocité à laquelle le bouchon saute du col de la bouteille augmente avec la température du champagne. En effet, en 2013, des chercheurs de l’université de Reims Champagne-Ardenne ont rapporté dans le Journal of Food Engineering une étude montrant que le volume du gaz carbonique (CO2) au moment de son expulsion hors du goulot de la bouteille et son comportement dynamique global dépendent de la température du champagne.
Ces travaux ont été menés en utilisant trois températures (4 °C, 12 °C, 18 °C) et ont fait appel à une imagerie infrarouge ultrarapide. Il a ainsi été montré que du fait que la solubilité du CO2 dépend beaucoup de la température du vin, la pression qui règne dans une bouteille de champagne close est également très dépendante de sa température. Elle varie de 4 bars à 0 °C, à plus de 6 bars à 12 °C et à plus de 7 bars à 18 °C.
Il apparaît cependant que seule une petite fraction de l’énergie totale libérée en quelques millièmes de seconde lorsque le bouchon saute est convertie sous la forme d’énergie cinétique, environ 5 % seulement, quelle que soit la température du champagne.
Voilà, vous savez tout pour éviter un accident avant de déguster ce vin merveilleux. Je vous souhaite un bon réveillon !
Marc Gozlan (Suivez-moi sur BlueSky, X,Facebook, LinkedIn, Mastodon, et sur mon autre blog ‘Le diabète dans tous ses états‘, consacré aux mille et une facettes du diabète – déjà 55 billets).
Pour en savoir plus :
Waisberg E, Ong J, Masalkhi M, et al. Cheers not tears: champagne corks and eye injury. BMJ. 2023 Dec 20;383:p2520. doi: 10.1136/bmj.p2520
Benidar A, Georges R, Kulkarni V, et al. Computational fluid dynamic simulation of the supersonic CO2 flow during champagne cork popping. Phys. Fluids. 2022.34: 066119
Liger-Belair G, Cordier D, Georges R. Under-expanded supersonic CO2 freezing jets during champagne cork popping. Sci Adv. 2019 Sep 20;5(9):eaav5528. doi: 10.1126/sciadv.aav5528
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Liger-Belair G, Cordier D, Honvault J, Cilindre C. Unveiling CO2 heterogeneous freezing plumes during champagne cork popping. Sci Rep. 2017 Sep 14;7(1):10938. doi: 10.1038/s41598-017-10702-6
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Cavallini GM, Martini A, Campi L, Forlini M. Bottle cork and cap injury to the eye: a review of 34 cases. Graefes Arch Clin Exp Ophthalmol. 2009 Apr;247(4):445-50. doi: 10.1007/s00417-008-0912-6
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